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— Je vais vendre l’étalon de Lucius Arvatenus et acheter des vivres pour le voyage, déclara Aneurin. Vous m’attendrez ici.
Il les avait réveillés peu après l’aube, déjà vêtu et prêt à sortir. Azilis protesta.
— Pourquoi ? Je préférerais t’accompagner.
— Parce que seul, je serai plus discret. Écoute, petite cousine, je ne veux pas t’affoler, mais plus tôt nous quitterons Condate, mieux ce sera. Le cavalier qui s’est échappé a sans doute rejoint la villa avant la nuit. Au pire, Marcus a lancé dès hier soir des hommes après nous. Un groupe armé peut voyager de nuit, surtout avec la pleine lune. Ils entreront en ville dès que les portes seront ouvertes. Ton frère est un riche aristocrate, Azilis, tout comme l’était Lucius. Cette mort ne sera pas sans conséquences. Marcus a des amis sénateurs, il connaît l’évêque, des hommes de loi. Il aura envoyé un message pour exiger qu’on nous retrouve. Peut-être même s’est-il déplacé en personne. D’ici quelques heures nous serons recherchés par la milice.
— J’aurais dû rattraper le cavalier et le tuer, grogna Kian encore allongé sur sa paillasse. On aurait gagné du temps.
— Ne sors pas vendre l’étalon, supplia Azilis. Tu risques d’être arrêté. J’ai bien assez d’argent pour payer la traversée.
— Si je ne suis pas revenu à midi, partez sans m’attendre, répliqua Aneurin comme s’il ne l’avait pas entendue. Rendez-vous à Alet, sur le port, dans deux jours. Et si je ne viens pas… À vous de décider ce que vous ferez.
Il s’était déjà levé, ses affaires à la main.
— Ne pars pas, s’écria-t-elle en le retenant par le bras. Je t’en prie, Aneurin…
— Je te laisse à Kian, petite cousine. Je n’ai aucune crainte, il s’occupe de toi mieux que moi. Et puis, ne t’inquiète pas comme ça ! Je serai revenu avant midi, tu verras !
Elle le regarda franchir la porte, la peur au ventre, persuadée qu’elle le voyait pour la dernière fois.
— Je vais chercher de quoi déjeuner, fit Kian en se levant à son tour.
— Je n’ai pas faim, lança-t-elle, je ne veux rien.
— Moi, j’ai faim, domna.
— Oh, oui, bien sûr ! Va, Kian, va.
Elle tourna en rond un moment puis, soudain, la panique céda le pas à une froide détermination. Les remarques d’Aneurin s’organisaient dans son esprit pour la mener à une conclusion logique. Elle dénoua sa natte, fit deux tresses à peu près égales, prit la dague de son père et coupa ses cheveux au-dessus des épaules. Les tresses tombèrent sur le sol en longues spirales soyeuses.
Elle retint ensuite ses cheveux avec un morceau d’étoffe noué autour du front, imitant la coiffure de son cousin. Kian revint avec un plateau. Il poussa un juron et se précipita vers elle comme s’il l’avait trouvée en train de se taillader les veines.
— Domna ! Tes cheveux !
— Ils repousseront. Ils recherchent deux hommes et une fille, pas deux hommes et un garçon.
— Tu n’as rien d’un garçon.
— Parce que tu me connais.
Il s’assit avec un soupir exaspéré, se versa un gobelet de bière et entama la miche de pain qu’il avait remontée. Elle sortit la capsa de son sac, prit encre, calame et parchemin et, assise face à lui, commença à écrire.
— Que fais-tu, domna ?
— J’écris un texte pour toi.
— Je ne sais pas lire.
— Tu le garderas sur toi. Si on t’arrêtait, il faudrait le montrer. Cela pourrait t’aider.
Elle releva la tête.
Il l’observait, intrigué.
— Écoute, je te le lis. « Moi, Azilis Sennia, fille de feu Appius Sennius, en ce 18 juin 477 de l’ère de notre seigneur Jésus-Christ, déclare affranchir Kian afin qu’il recouvre dès ce jour sa pleine et entière liberté et lui offre mon cheval nommé Orion pour le remercier de sa loyauté à mon égard. » C’est une manumission, un document qui te donne la liberté. Je ne connais pas les termes légaux exacts, mais j’espère que ça suffira. Je l’ai signé et daté du 18 pour que tu puisses dire que tu n’étais déjà plus esclave le jour où Lucius est mort. Tu comprends, en tant qu’affranchi, tu risques moins d’être… de…
Elle balbutia, incapable d’articuler : « te faire torturer. » Il continuait à la dévisager, son visage ne trahissant rien de ce qu’il ressentait. Mais elle remarqua sa pâleur et ses doigts crispés sur le gobelet de bière.
— Domna…
— Je ne suis plus ta maîtresse. Appelle-moi Azilis, c’est tout.
— Azilis…
Il paraissait à court de mots, incapable de surmonter son émotion. Enfin il prit une profonde inspiration et prononça un « merci » à peine audible.
— Garde ce parchemin et espérons que tu n’aies pas à le montrer pour sauver ta vie. Fais voir ton bras. Est-ce qu’il te fait souffrir ?
Elle examina la plaie. Les lèvres en étaient gonflées et rouges mais ne semblaient pas infectées. Après l’avoir lavée avec ce qui restait de vinaigre, elle déchira une de ses chemises de lin pour fabriquer un nouveau bandage. Ces gestes simples l’aidaient à lutter contre l’anxiété. Elle rangea ses affaires, se força à avaler un peu de pain, puis arpenta la chambre. Déjà une chaleur moite y régnait, accentuant l’inquiétude de la jeune fille.
Ils attendirent un temps qui lui parut une éternité. Kian, lui, possédait cette patience forgée par la servitude. Son temps ne lui avait jamais appartenu. Assis sur sa paillasse, il semblait plongé dans un rêve intérieur qui abolissait les heures. Enfin la porte s’ouvrit et Aneurin réapparut, le sourire aux lèvres. Azilis se retint de lui sauter au cou.
— C’est fait ! Le cheval est vendu, et bien vendu ! J’ai acheté des vivres et des bracelets.
— Des bracelets ? s’étonna Kian.
— On paie avec ça maintenant en Bretagne. Avec des bracelets d’or ou d’autres bijoux précieux. Nous allons nous les partager pour le voy… Azilis, tes cheveux !
— Je n’aurai pas à me cacher sous le capuchon de mon manteau, dit-elle d’un ton léger. D’ailleurs, c’est louche de porter un manteau par cette canicule.
Son cousin approuva d’un signe de tête.
— On part tout de suite ? demanda Kian qui bouclait sa ceinture de cuir.
— J’ai fait un tour du côté de la route d’Alet. La milice contrôle la porte.
Aneurin entama un quignon de pain, songeur.
— Et si nous attendions ce soir ? Nous serons moins reconnaissables. Je crois aussi qu’il faudra nous séparer. Ils cherchent trois personnes. Si nous passons un par un, ou deux et un, en laissant entre nous un bon intervalle, il sera plus difficile de nous identifier.
Azilis intervint :
— Nous pourrions sortir par la voie de Darioritum[39], plutôt que par celle d’Alet, où Marcus sait que nous allons. Nous la rejoindrions ensuite.
— Et à Alet ? demanda Kian. On nous attendra aussi, non ?
— Sans doute, admit Aneurin. Nous devrons donc embarquer ailleurs. Mais où ?
— Pourquoi pas à Coriallo[40] ? proposa Azilis.
Elle avait passé tant d’heures à rêver sur les cartes que possédait son père qu’elle avait en mémoire toutes les cités de Gaule – ainsi que bien des villes de pays lointains.
— Connais pas, fit Kian.
— C’est au nord, expliqua Aneurin. Un voyage de plusieurs jours.
— Mais la traversée sera plus courte, remarqua Azilis.
Une idée fulgurante lui traversa l’esprit. Elle reprit avec fougue :
— Le monastère de Ninian se trouve au mont Tumba[41], non loin de la route qui mène à Coriallo ! Nous pourrions nous y arrêter ! Oh ! Je t’en prie, Aneurin, j’aimerais tant revoir mon frère avant notre départ !
Aneurin réprima un sourire. Parfois la petite fille qu’il avait connue cinq ans plus tôt réapparaissait comme par enchantement. Il acquiesça :
— Je serais heureux de revoir Ninian, moi aussi. Et en suivant cet itinéraire, nous débarquerions sur la côte sud, pas très loin de Venta Belgarum. Va pour Coriallo ! De toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix.
— Et en attendant ? Sommes-nous condamnés à passer la journée dans ce trou à rats ?
— Profite de ce trou à rats, comme tu l’appelles. Tu ne sais pas où nous dormirons ce soir.
Elle leur tourna le dos et observa le ciel depuis la fenêtre de la mansarde. Savoir que des miliciens les recherchaient de par la ville lui donnait envie de fuir. Elle se sentait prise au piège.
— Si on achetait des arcs, proposa Kian, on pourrait chasser pendant le voyage. Ce seraient aussi des armes supplémentaires.
— Un seul suffira, répliqua Aneurin. Je ne sais pas tirer. Tu peux y aller. Mais attention ! Le quartier des armuriers est tout près du forum.
Au moment où Kian quittait la mansarde, Azilis l’interpella :
— Attends !
— Domna ?
— Prends garde à toi. Ne te fais pas arrêter.
— Je n’en ai pas l’intention.
— Et rappelle-toi de m’appeler Azilis.
Il lui sourit et sortit. Aneurin l’interrogea du regard.
— Ce matin, expliqua-t-elle, je lui ai donné une manumission. Je déclare l’avoir affranchi le jour où mon père est mort. S’il n’était déjà plus esclave quand il a tué Lucius, on le jugera moins sévèrement.
— Je crains que ça n’ait pas la moindre valeur devant un juge. Tu es mineure, souviens-t’en. Et puis il faut la signature de témoins. De toute façon, si Marcus nous rattrape, il se fichera bien de ta manumission… Évitons juste de nous faire capturer.
— Facile à dire ! soupira-t-elle, soudain abattue.
Elle ajouta, presque pour elle seule :
— Et si, maintenant qu’il est libre, Kian s’enfuyait ? Nous ne pourrions pas lui en vouloir…
— Lui, t’abandonner ? Tu ne vois pas qu’il est prêt à sacrifier sa vie pour toi ?
— Avant, peut-être. Mais il a payé sa dette envers mon père, et mon père est mort. Plus rien ne l’oblige à me protéger.
— Plus rien, si ce n’est une emprise qu’à ma connaissance aucun parchemin ne peut délier.
— Que veux-tu dire ?
Il lui sourit sans répondre, prit sa harpe et joua une mélodie cristalline et lente. Agacée, elle s’allongea sur une des paillasses. Qu’insinuait-il au sujet de Kian ? Que son esclave – non, son ancien esclave – était amoureux d’elle ? Elle qui avait passé tant d’heures en sa compagnie depuis trois ans ne s’en serait pas aperçue ? Si Aneurin avait raison, elle était plus sotte qu’elle ne le pensait. Et s’il inventait ces fadaises pour ne pas s’interroger sur ses propres sentiments ? Car, se répétait-elle en se retournant sur la paillasse, est-ce qu’il ne l’aurait pas embrassée, la veille, sans l’arrivée de cette horrible souillon ? Ne lui avait-il pas tenu la main avant de s’endormir ?
Aneurin étouffa une dernière note comme on mouche une chandelle.
— Il doit être midi. Descendons déjeuner.
— Pourquoi ne pas faire monter notre repas comme hier soir ?
— Parce que maintenant que tu es coiffée comme un garçon, nous attirerons moins l’attention en mangeant dans la salle.
Il s’arrêta dans l’escalier et ajouta à mi-voix :
— N’oublie pas de parler le moins possible. À ton âge, mon petit Ninian, tu devrais avoir mué !